Anna Rudolf m’invite à entrer en résonance avec son travail, avec cette œuvre monumentale déposée et en croissance, à l’Espace Arlaud, à Lausanne. Les deux textes ci-dessous sont issus de cette rencontre.
Christian Jelk, 7 novembre 2022

Les chevauchées sauvages du trait

Un dessin commence.
De grands rouleaux de papier blanc.
Le blanc qui explose, déroulé.
Un jus gris, du charbon.
Un trait.
La main guide le trait.
Le trait guide la main.
(qui sait ? nous qui dessinons nous savons qu’il s’agit d’un double mouvement, que c’est comme une absence, que
c’est grisant et inquiétant à la fois. Une forme d’absolu)
Un chien heureux, couché sur le dos.
Un pied.
Un trait noir, puissant qui appelle un ailleurs.
Nouvelle feuille, nouvelle bande découpée du rouleau.
Autre chose se trace,
Ailleurs dans l’atelier (ou ailleurs dans le musée, pour cette performance sur un vieux plancher en croix), une autre amorce.

Plus tard le dessin se dresse.
Il pleut du charbon.

Une première bande de papier.
Une autre viendra peut-être chercher rencontre, ou friction ;
Chercher une tension qui construira de nouvelles animalités :
Tous ces traits sont comme le ventre d’une immense baleine,
Dont parfois on percevrait les entrailles nocturnes,
Et parfois un bestiaire ingurgité,
Ou rêvé,
Recomposé au fil de multiples digestions.
(la baleine de Jonas mêlée à la caverne de Platon ?)

L’œil suit un trait, ou se laisse attraper par le début d’une bête
Une oie, un cheval, un chien deux chiens un humain
Et puis là c’est quoi ? C’est le trait qui porte les germes dormants de tout ce qui vit,
Que l’artiste semble laisser surgir de son bloc de charbon, de sa main, de ses gestes.
Parfois horizontaux le rouleau échappé sur le sol de l’atelier
(la main poursuit-elle les traces même de toutes ces bêtes, et se laisse-t-elle égarer, suivre son plaisir, celui de ce qu’elle a capté, comme un sismographe ou une caméra nocturne qui cherche un loup un lynx dans la forêt de l’inconscient?),
parfois verticaux.
Et ce moment où le dessin se dresse,
vient affirmer sa présence dans l’espace,
dire sa majesté.
Celle des fauves,
car le dessin est sauvage.

Le dessin est à la fois forêt et clairière.
Il est le silence rendu à l’hystérie de nos vies.
 
Je suis ici entouré de partout.
Ces présences immenses sont comme des gardiens,
apaisés,
qui soufflent du silence.
Et pourtant le tracé de Anna Rudolf semble à chaque fois un cri.
Un cri sombre,
mais il est le profil d’une lumière qui nous est tendue,
offerte et secrète à la fois.
Si je me laisse habiter, alors ce cri devient chant,
ces tracés cherchent des harmoniques avec mon squelette,
mes fluides,
(pour) m’envoler,
me perdre,
avec eux.

            *

 

Anna reconstruit son atelier dans cette salle de musée. Un champ clos sans ciel. Les parois sont recouvertes de feuilles de papier, recouvertes de dessins. Une chapelle étrange, silencieuse et à la fois chargée de sonorités en attente (très tendues, comme un chien à l’affut au cœur d’une forêt peuplée), dans laquelle les traits s’enlacent se mêlent des bêtes surgissent suspendues dans l’instant du trait. L’intensité du trait.
L’œil est captif des tracés.
Il ne voit pas tout,
quand le corps prend tout. Une charge.
On retient son souffle sans y penser.
(plus tard lorsque j’aiderai Anna à décrocher son travail, soudain de nouveaux pans de nouveaux tracés surgissent,
par effacement d’autres présences.)
Le dehors de cette reconstitution est une grande salle d’un vieux musée.
Des murs blancs de cinq mètres de haut, un plancher ancien, une belle lumière zénithale.
Vide, sinon par l’intrusion en négatif de l’atelier.
L’envers d’un décor de scène.
Anna prend le pari d’inviter ici son dessin. Des rouleaux de papier, une échelle, attendent, (les pièces de graphite, le jus
gris, et autres instruments du tracé noir, ne surgissent qu’au moment même où l’artiste entre en dessin). Une première
session de trois jours déroule trois genèses sur trois murs. Une seconde session, une poursuite. Le dessin s’’arrête, reprend, se répond.
(Dans les grottes de Chauvet, des analyses chimiques ont permis de montrer qu’un profil de cerf a été réalisé par deux personnes différentes, à plus de 3000 ans d’écart. C’est le dessin qui parle. La main de l’artiste est un passage)

  On dirait qu’il s’agit pour Anna de mettre en vibration les murs du musée pour créer un appel à son bestiaire, pour
l’inviter à surgir par son corps, ses gestes, ses tracés. Elle est une antenne et elle a la connaissance du dessin. Elle
connaît la valeur du blanc. Immensité à convoquer pour honorer le trait et toutes les chevaucbées sauvages qu’il va
transporter, de la main de l’artiste à nos yeux, à nos ventres, à nos émois.

Un jour, plus tard, les œuvres et la réplique de l’atelier sont déposés, démontés. La salle du musée pourtant porte encore une respiration. Je retiens mon souffle, j’écoute les murmures du bestiaire au loin.